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« Les femmes africaines ne manquent pas de talents, mais de moyens »

20 octobre 2020

Crédit photo : Mathilde Lafarge, Onyx Consulting

 

Elisabeth Moreno, directrice générale chez HP Afrique.

Née au Cap-Vert, Elisabeth Moreno, 49 ans, vient d’être nommé Ministre déléguée chargée de l’Égalité femmes-hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances au sein du nouveau gouvernement français, formé lundi 6 juillet par le Premier ministre Jean Castex. Depuis janvier 2019, elle dirigeait la filiale du groupe américain HP Inc. en Afrique, premier fournisseur d’imprimantes sur le continent (37% de part de marché) et d’ordinateurs personnels (31% de part de marché). Diplômée de l’Essec Business School (France), elle a auparavant travaillé chez les concurrents Dell (2000-2012), puis Lenovo (2011-2017), dont elle était devenue présidente-directrice générale France en 2017. Solidaire et professionnelle, Elisabeth Moreno a choisi, depuis le début de la crise du Covid-19, de rester auprès de ses équipes, à Johannesburg (Afrique du Sud), plutôt que de rentrer à Paris (France), où vit une partie de sa famille. Elle nous livre une interview riche et lucide sur la place des femmes au sein du secteur privé africain.  

 

Êtes-vous heureuse d’être une femme d’affaires en Afrique ?

Je suis d’abord heureuse d’être une Africaine de retour sur le continent où je suis née. Et très heureuse d’être une femme d’affaires en Afrique, surtout si l’on considère le rôle croissant des entreprises dans le développement économique et social de leurs pays respectifs. Le rôle des entrepreneurs est aussi d’apporter des solutions aux problèmes de notre société, et Dieu sait s’il y a des choses à faire ici, que ce soit dans l’éducation, la santé, la finance ou l’agriculture.  Je suis d’autant plus enthousiaste que l’Afrique est le continent le plus prometteur sur le plan de la croissance économique et sociale, et que le domaine dans lequel j’exerce, les technologies de l’information et de la communication (TIC), est bien placé pour fournir des solutions concrètes aux maux de notre continent, en facilitant notamment l’entrepreneuriat.

 

D’après le cabinet de conseil Boston Consulting Group (BCG), si les femmes étaient aussi nombreuses que les hommes à participer à l’économie mondiale, le PIB global pourrait croître de 6 %. Comment expliquez-vous ce chiffre ?  

La différence est une force. Elle apporte de la richesse. La diversité dans la pensée, dans la créativité, dans l’innovation, constitue un atout extraordinaire pour nos entreprises et laisse espérer des perspectives de développement infinies. La diversité, qu’elle soit de genre ou culturelle, nous oblige à voir le monde différemment, à adapter nos offres, nos produits et nos services aux différents usages. 

 

Le leadership féminin existe-t-il ?

Le leadership n’a pas de genre. C’est une question de qualité et de compétences. Acquises ou apprises. Les trois grandes qualités de leadership sont pour moi le courage, la générosité et la résilience. Les hommes comme les femmes peuvent les posséder. J’entends souvent dire que les hommes seraient plus stratégiques et les femmes plus opérationnelles. Mais qui dirait que Hafsat Abiola [militante nigériane en faveur des droits de l’homme], Leymah Gbowee [militante libérienne pour la paix en Afrique] ou Angélique Kidjo [chanteuse béninoise] ne sont pas stratégiques ? En tant que femme leader et manager depuis plus de vingt ans dans des domaines très masculins, j’ai eu l’occasion de travailler avec beaucoup d’hommes et de femmes leaders qui avaient autant de qualités “féminines” que de qualités “masculines”. 

 

Avez-vous eu le sentiment de rencontrer des obstacles spécifiques au cours de votre carrière du fait de votre genre ? 

Oui. Vous savez, les stéréotypes ont la vie dure. Si je vous demandais, là, de fermer les yeux et d’imaginer le directeur général d’HP Afrique, vous n’imagineriez sans doute pas une femme noire. Il y a vingt ans, lorsque j’ai rejoint France Télécom (aujourd’hui Orange), le directeur général a fait le tour des bureaux pour me présenter et certains employés ont spontanément demandé si j’étais la nouvelle secrétaire… alors que j’étais la nouvelle patronne du service clients entreprises. On nous cantonne à des métiers traditionnellement plus féminins, comme infirmière, maîtresse d’école, secrétaire, directrice des ressources humaines ou femme au foyer. Ce sont des métiers tout à fait nobles mais nous pouvons aussi en exercer de bien différents. Aujourd’hui encore, lorsque je me présente, les gens ne peuvent s’empêcher de marquer leur surprise.  

 

Où avez-vous trouvé les ressources nécessaires pour vous imposer ?

Je suis une enfant d’immigrés cap-verdiens qui a grandi en France. Des obstacles, j’en ai rencontré de nombreux, et j’ai rapidement compris que la vie était ainsi faite. Ce qui ne tue pas rend plus fort. Dans chaque défi, chaque affront, chaque humiliation, j’ai puisé la force de m’endurcir. Je pleurais, j’essuyais mes larmes, et je repartais plus déterminée à réussir. J’ai grandi comme ça, jusqu’à réaliser que je possédais les ressources nécessaires pour affronter le monde.

 

Est-ce que vous pensez avoir un rôle de modèle auprès des autres femmes ? Que vous inspire la sororité ?

Madeleine Albright [secrétaire d’État américaine de 1997 et 2001] a dit qu’il y avait une place spéciale en enfer pour les femmes qui n’aident pas les autres femmes. C’est un peu caricatural mais je crois que penser ainsi est nécessaire. Si les femmes veulent vraiment remédier aux injustices, aux violences et aux inégalités sociales et économiques qu’elles subissent, il est indispensable qu’elles s’entraident. C’est ensemble que nous ferons avancer les choses. Nous sommes très peu de femmes dans la tech et encore moins de femmes noires. Par la force des choses, je suis devenue role model. Je ne l’ai pas recherché car c’est une grande responsabilité. Ceux qui ont entendu que certains jobs n’étaient pas faits pour eux parce qu’ils n’avaient pas la bonne couleur de peau, la bonne consonance dans leur nom ou la bonne nationalité, doivent savoir que si j’y suis arrivée, à force de travail et de résilience, ils le peuvent aussi. Dans ce sens, être un role model est un privilège.

 

Beaucoup de femmes disent ressentir un manque de confiance en elle face aux hommes. Comment y remédier ?

C’est d’abord une question d’éducation, de traditions et d’environnement. Nous devenons ce que nous pensons être. Si on nous dit pendant des années que nous sommes de pauvres petits êtres fragiles qui ont besoin du soutien permanent des hommes pour survivre, nous finissons par le croire. Je connais des femmes dont les parents ont sans arrêt renforcé la confiance, leur disant qu’elles étaient capables de tout faire, de tout devenir. Ces femmes-là, en général, ne manquent pas de confiance en elle. Pour les femmes déjà adultes, je recommanderais de détricoter ce qu’on leur a inculqué. Qu’elles se rendent compte que le talent, les compétences et les capacités ne sont pas une question de sexe mais de volonté. Que tout peut s’apprendre si on le veut vraiment, et qu’il y aura toujours quelqu’un de bienveillant pour les aider et les accompagner. 

 

Quelle stratégie de genre est mise en place dans votre entreprise ? 

Nous nous assurons de recruter autant de femmes que d’hommes, et nous les formons ensuite afin qu’ils deviennent les leaders de demain. Le résultat, c’est que nous avons aujourd’hui l’un des conseils d’administration les plus diversifiés de notre industrie.

 

Professionnellement, y a-t-il quelqu’un qui vous inspire ? 

Ma mère. Elle ne sait ni lire ni écrire, a été femme de ménage une grande partie de sa vie, a mis plus de dix ans à passer son permis de conduire en apprenant les panneaux par cœur… À l’âge de 45 ans, elle a passé un concours pour devenir fonctionnaire, et, aujourd’hui, elle vit son rêve en dirigeant son propre hôtel-restaurant au Cap-Vert. Depuis la crise du Covid-19, j’ai aussi eu l’occasion de découvrir le travail formidable de la Fondation Bill & Melinda Gates. Ils investissent énormément en Afrique dans les hôpitaux, dans l’éducation… Ce sont des gens qui ont déjà tout gagné, mais qui continuent d’en faire toujours plus pour aider les plus démunis. Je trouve cela remarquable. 

 

Y a-t-il une entreprise qui exerce en Afrique que vous admirez particulièrement et pourquoi ?

Trace TV [chaîne de télévision française consacrée à la culture urbaine]. C’est une chaîne de divertissement créée par Olivier Laouchez qui est le premier écosystème qui met en valeur le divertissement afro-urbain pour la nouvelle génération. Olivier Laouchez a changé son business model – qui fonctionnait très bien – au profit d’un nouveau, en faveur du bien commun. En termes de leadership, cela demande beaucoup de courage. Tout le monde parle d’éducation mais peu de gens mettent la main à la pâte. Lui l’a fait. Le modèle éducatif actuel n’enthousiasme pas la jeunesse alors que 65 % de la population africaine a moins de 25 ans. Il faut absolument trouver un moyen pour que nos jeunes aient envie d’apprendre, et Trace TV est sur cette voie. 

 

Y a-t-il une/des spécificité(s) à être une femme en Afrique dans le monde du travail ?

L’Afrique est le continent où il y a le plus de femmes entrepreneurs. Les femmes y travaillent beaucoup mais ne sont pas reconnues à la hauteur de leur contribution. Au contraire, elles rencontrent les mêmes difficultés partout : l’accès aux financements, la crédibilité en affaires, l’accès aux postes de direction… 

 

Quel est le prochain pays d’Afrique que vous souhaitez visiter, et pourquoi ?

Il y en a tellement… J’aimerais aller au Zimbabwe, apparemment c’est magnifique, et les gens sont d’une gentillesse incroyable. 

 

Que faites-vous après une journée de travail pour vous détendre ? 

Je finis souvent très tard. J’aime bien regarder un film après un bon bain.

Est-ce que vous êtes personnellement active au sein d’une association, d’un réseau féminin, ou comme mentor ?

Je suis très active dans des associations cap-verdiennes au sein desquelles je suis mentor de femmes et d’hommes de tous âges.  Je suis aussi membre de Pabwa, une association créée après l’adoption du traité de libre-échange continentale (Zleca) et qui milite pour qu’une place plus importante soit faite aux femmes dans cet accord. Je viens également de rejoindre l’association Women in Tech en Afrique du Sud. Enfin, je travaille aussi avec l’ONU pour développer le leadership des femmes à travers des outils technologiques. 

 

À votre avis, est-ce que des forums tels que le Women in Business Meeting peuvent faire avancer les choses pour les businesswomen africaines ?

Oui, bien sûr. Les femmes africaines ne manquent pas de talents, mais de moyens. Elles sont dans le système D. Mettre en place des plateformes pour les aider est donc primordial. D’autant que les femmes sont en général très occupées et consacrent peu de temps à leur propre développement. Ce type de forums leur octroie ce temps. Et comme le dit le proverbe : « Éduquer une fille, c’est éduquer un village ». 

 

Quelle jeune fille étiez-vous à l’âge de 20 ans ? 

Une grande idéaliste, je voulais sauver le monde… J’ai fait des études de droit pour être une activiste, mais la vie en a finalement décidé autrement. 

 

Êtes-vous arrivée aujourd’hui là où vous vouliez être ?

Non. Je n’ai que 49 ans, j’ai encore plein de choses à faire ! Penser le contraire serait triste… J’ai été entrepreneuse, juge, j’ai travaillé sur quatre continents au sein de multinationales… Je suis convaincue que beaucoup de choses sont encore possibles et je veux continuer de tout explorer. Un des objectifs qu’il me reste à accomplir est par exemple de travailler pour la jeunesse en Afrique, à travers les technologies notamment.